Les DOUZE VERTUS D'UN BON MAITRE
PROPOSÉES
PAR Saint J.-B. DE LA SALLE,
Instituteur des Frères des Ecoles chrétiennes ;
DOUCEUR
La douceur est une vertu qui nous inspire la bonté, la sensibilité, la tendresse ; c'est une vertu dont J.-C. est le plus beau modèle, et qu'il nous recommande spécialement par ces paroles : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. C'est, suivant le saint Evêque de Genève (Saint François de Sales), comme la fleur de la charité , laquelle, ajoute-t-il d'après saint Bernard, est en sa perfection quand non seulement elle est patiente, mais quand, outre cela, elle est douce et débonnaire.
On distingue, en général, quatre sortes de douceurs : la première est celle de l'esprit, qui consiste à juger des choses sans aigreur, sans passion , sans préoccupation de son propre mérite et de sa prétendue suffisance;
la seconde est celle du cœur, qui fait vouloir les choses sans entêtement et d'une manière juste;
la troisième est celle des mœurs, qui consiste à se conduire par de bons principes , sans vouloir réformer ceux sur qui on n'a aucun droit , ou dans les choses dans lesquelles on ne le doit pas;
la quatrième enfin est celle de la conduite, qui fait agir avec simplicité, avec droiture, ne contredisant pas les autres sans juste sujet, sans avoir obligation de le faire, et gardant, en ce cas, la modération raisonnable.
Toutes ces différentes douceurs , pour être véritables , doivent être bien sincères : car, dit saint François de Sales, c'est un des grands artifices de l’ennemi, de faire que plusieurs s'amusent aux paroles et aux conversations extérieures de la douceur et de l’humilité , qui, n’examinant pas bien leurs affections intérieures, y croient être humbles et doux, et ne le sont néanmoins nullement en effet : ce que l’on reconnaît, parce que, nonobstant leur cérémonieuse douceur et humilité, à la moindre parole qu'on leur dit de travers, a la moindre petite injure qu'ils reçoivent, ils s'élèvent avec une arrogance nonpareille.
Ce que nous venons de dire fait comprendre combien la douceur est une vertu singulièrement admirable, puisqu'elle a l'humilité pour compagne, et que, lorsqu'elle est patiente, elle est même la perfection de la charité.
… Elle modère les mouvements de la colère , qu'elle étouffe les désirs de la vengeance, et qu'elle fait supporter, avec une entière égalité d'âme, les traverses, les déplaisirs, les maux qui peuvent arriver.
…Elle se concilie l'amitié des écoliers. C'est un principe général que l'amour s'achète par l'amour : un Maître doit donc, avant tout et pardessus tout, prendre pour eux des sentiments de père, et se regarder comme tenant la place de ceux qui les lui ont confiés ; c'est-à-dire qu'il doit en emprunter ces entrailles de bonté et de tendresse qui leur sont naturelles.
Mais développons en particulier comment un Maître se fera aimer de ses écoliers par la douceur.
1° Il commencera par éviter les défauts qu'il doit reprendre en eux ; par exemple, les manières rudes et grossières.
2° Il fera observer un ordre et une police qui n'aient rien de sévère ni de rebutant.
3° Il sera simple, patient, exact dans sa manière d'enseigner ; et il comptera plus sur une règle suivie et sur son assiduité, que sur un excès d'application du côté de ses disciples.
4° Il aura une égale bonté envers tous, sans acception, sans prédilection , sans attention particulière pour aucun, à moins qu'il n'y ait un motif évident de sagesse ou de nécessité.
5° Son attention, pour ne pas dissimuler les fautes qui méritent d'être relevées , sera douce et vigilante : quand il les reprendra, il ne sera ni amer, ni choquant, ni insultant ; et aussitôt après qu'il les aura punis, il aura soin de dissiper l'aigreur que la punition aura pu leur causer, en les faisant convenir de leur tort, de la raison qu'on a eue de les punir, et en leur recommandant de ne se mettre plus à l'avenir dans le même cas.
6° Il tiendra une conduite uniforme; ce qui est d'autant plus essentiel que si chaque jour trouvait le Maître différent de lui-même, par le changement d'humeur ou de façon de parler, les écoliers ne sauraient jamais bien positivement sur quoi ils auraient à compter, et ne manqueraient pas de le mépriser, et de trouver ses continuelles alternatives ridicules , insupportables, propres à les éloigner de l'école, ou même à leur en donner de l'aversion .
7. II leur donnera la liberté d'exposer leurs difficultés , et il leur répondra avec bonté et de bonne grâce, autant qu'il sera nécessaire.
8* Il accordera à propos des louanges au mérite. Quoiqu'elles soient à craindre à cause de la vanité qu'elles peuvent inspirer, il faut tâcher de s'en servir pour animer les enfants sans les enivrer; car de tous les motifs propres à toucher une âme raisonnable, il n'y en a point de plus puissant que l'honneur et la honte et quand on a su y rendre les enfants sensibles, on a tout gagné. Ils trouvent du plaisir à être loués et estimés , surtout de leurs parents et de ceux dont ils dépendent.
9° Il leur parlera souvent de la vertu, mais toujours dignement et avec éloge, comme du plus précieux des biens, pour leur en inspirer l'amour et y former leurs mœurs .
1o° Il leur dira tous les jours quelque chose d'édifiant, dont ils fassent leur profit, pour mener une vie chrétienne et vertueuse.
11° Il leur apprendra la politesse dont ils ont besoin, et les bienséances qu'ils doivent suivre pour être estimés dans le monde et y vivre avec honneur : ainsi il s'appliquera à les rendre respectueux, doux, honnêtes, prévenants, obligeants envers leurs supérieurs, leurs camarades et tout le monde.
Un Maître pèche par dureté lors qu'il demande à ses écoliers ce qui est au-dessus de leur portée, exigeant d'eux, par exemple, qu'ils répètent des leçons de catéchisme ou autres plus fortes que leur mémoire ne leur permet de les apprendre, ou leur imposant des pénitences qui n'ont pas de proportion avec leurs fautes, et ne considérant pas alors qu'il se rend aussi coupable par l'excès d'une punition juste, que s'il en faisait subir une à celui qui ne l'aurait nullement méritée.
Il pèche encore lorsqu'il exige les choses avec tant d'empire et de hauteur, que les écoliers y remarquent de l'indisposition ; lorsqu'il les leur demande dans des temps où ils sont mal affectés, sans faire attention qu'ils ne sont pas en état de profiter des efforts de son zèle, pendant qu'ils n'écoutent que l'emportement, le dépit ou leur mauvaise volonté.
Il pêche aussi lorsqu'il montre une égale vivacité pour les choses qui sont de peu d'importance et pour celles qui sont considérables ; lorsqu'il n'écoute jamais les raisons ni les excuses des écoliers, se privant par là d'un moyen de se redresser lui-même, ou ne leur pardonnant jamais leurs fautes, quoiqu'on doive en pardonner plusieurs où il n'y a ni malice, ni mauvaises suites à craindre, telles que sont celles qui viennent d'ignorance, d'inadvertance, d'oubli, de légèreté, d'étourderie et autres qui sont naturelles à leur âge ; lorsqu'il se montre toujours mécontent de la conduite de ses écoliers, quelle qu'elle soit; ne paraissant jamais qu'avec une humeur grondeuse, un air glacial, n'ouvrant la bouche que pour dire des choses mortifiantes, désagréables, malhonnêtes, menaçantes, injurieuses; lorsqu'il fait voir une prévention criminelle contre eux, et qu'il interprète en mauvaise part toutes leurs actions ; lorsqu'il exagère leurs fautes ; lorsqu'il agit à leur égard comme si c'étaient des êtres insensibles, dénués de raison ; par exemple, les saisissant, les tirant, les frappant avec violence et emportement; ce qui ne pourrait être que l'effet d'un transport de colère dont un Maître, plus que tout autre, doit être incapable ; lorsqu'il punit les fautes douteuses comme celles qui sont certaines ; lorsqu'il ne se laisse jamais fléchir par les écoliers, et qu'il ne leur fait aucune grâce, même dans les cas où ils ne sont coupables que de manquements légers, comme seraient d'avoir accidentellement mal écrit une page, d'être venu une fois tard à l'école, d'avoir manqué une fois de suivre la leçon : et que leurs fautes ne sont ni contre la religion, ni contre les mœurs; telles que seraient les actions et les discours contre la pureté, les jurements, les batteries, les désobéissances, le vol, le mensonge, les irrévérences dans l'église et dans les prières. Toute cette conduite ôte aux enfants l'amour du travail et le goût du bien,les rebute, les fait crier à l'injustice.
Un Maître doit se persuader, i°que les punitions corrigent moins que la manière dont on les fait ; 2° qu'en imprimant une crainte excessive, par la rudesse et la rigidité, il abrutit l'esprit, abâtardit le cœur, fait perdre tout sentiment honnête, donne de l'horreur pour l'école et pour l'instruction ; 3* que trop de roideur à ne jamais se relâcher en rien empêche les corrections d'être utiles ; 4° qu'il peut gagner par une sage modération ceux qu'il ne ferait qu'irriter par une austérité indiscrète ; 5° qu'il ne pourra jamais se faire craindre utilement s'il n'inspire aux enfants la crainte de Dieu, de ses jugements et de ses châtiments ; que s'ils la méprisent, ou si elle ne fait sur eux aucune impression, toute son autorité sera impuissante pour se faire craindre lui-même.
Il faut faire une juste application d'une douceur ferme à la conduite des enfants ; et pour cela, il est essentiel d'avoir attention aux circonstances particulières où ils se trouvent, pour allier sagement la douceur avec la fermeté ; ainsi la douceur n'empêche pas sans doute qu'on ne punisse les fautes qui doivent être corrigées ; mais elle ne permet pas qu'on use d'une fermeté inflexible
La douceur ne permet pas même qu'en punissant on se serve uniquement de l'autorité. Lorsque l'autorité agit seule, elle peut bien contraindre les coupables ; mais elle ne les corrige pas. Si des manières impérieuses leur inspirent un respect forcé, ils obéissent pendant qu'on les observe et qu'on est avec eux : ils ne peuvent pas s'en dispenser; mais ils se démentent dès qu'on les perd de vue.
Il faut donc, pour faire un juste mélange de la douceur avec la fermeté, ne donner dans aucun des inconvénients de l'une ni de l'autre. C'est cet heureux mélange qui procure au Maître l'autorité qui est l’âme du gouvernement, et qui inspire aux disciples le respect, c'est-à-dire le lien le plus ferme de l'obéissance et de la soumission ; de sorte que ce qui doit dominer de part et d'autre, et prendre le dessus, c'est la douceur et l'amour.
Il faut d'ailleurs éviter soigneusement tous les défauts opposés à la fermeté. Ainsi l'on évitera premièrement la faiblesse. Un Maître pèche , par faiblesse, et se rend coupable des fautes qu'il doit punir, lorsqu'il ne les punit pas, ou lorsqu'il tolère que les écoliers fassent ce qu'ils veulent…
Secondement, il évitera une lâche complaisance, une molle condescendance. Un Maitre pèche de cette manière, lorsqu'il ne fait point usage de tous les moyens qui lui sont donnés pour réussir dans son emploi ; lorsqu'il varie dans sa conduite, et qu'il se relâche mal à propos d'une juste fermeté-; lorsqu'il regarde comme léger ou indifférent ce qui serait un mal réel et considérable; lorsque, par des considérations particulières, quelles qu'elles soient, il tolère ou permet ce qui ne doit pas être souffert ; lorsque, ne voulant pas se gêner, il ne donne pas l'attention nécessaire à la bonne discipline de la classe ni à l'avancement des écoliers, et qu'il ne reprend pas toutes les fautes qui y sont contraires; lorsqu'il souffre qu'on méprise ou qu'on néglige ce qu'il prescrit ou recommande justement ; lorsqu'il parle nonchalamment, qu'il agit d'une manière indolente, indifférente, sans faire paraître qu'il veut tout de bon le devoir; lorsqu'il se contente de faire des avertissements stériles sans en poursuivre l'effet.
L'usage des réprimandes ne doit pas être trop commun ; et en cela il y a une grande différence entre elles et les avertissements. Ceux-ci sentent moins l'autorité d'un Maître que la bonté d'un ami : ils sont toujours accompagnés d'un air et d'un ton de douceur qui les font recevoir plus agréablement; et, par cette raison, on peut s'en servir souvent, ainsi que nous venons de le dire, mais comme les réprimandes piquent toujours l' amour propre, et que souvent elles empruntent un air et un langage sévères, il faut les réserver pour des défauts plus considérables, et par conséquent en user rarement.
Il y a cependant une colère qui est une vertu : c'est celle qui n'est excitée que par un grand désir de procurer le bien, de s'opposer au mal, de maintenir le bon ordre, la police qui doit être gardée. Elle est nécessaire; mais il faut qu'elle soit réglée par la raison, proportionnée aux fautes, à l'intérêt que l'on doit prendre aux choses, et toujours telle, qu'on se possède soi-même. On doit, en ces circonstances, montrer cette espèce de colère, soit pour faire connaître qu'on est fondé à exiger ce qui est bien, et à s'indigner contre les manquements qu'on cherche à reprendre, soit pour porter ceux qui font mal à se condamner à se réformer eux-mêmes; mais il faut qu'elle soit toujours conforme à ce que dit le Prophète : Mettez-vous en colère ; mais gardez-vous de pécher.
La colère dont on doit se garder, et qui est un péché, est celle qui vient d'une émotion déréglée de l'âme, qui porte à se venger ou à se soulever avec violence contre ce qui déplaît. Cette colère trouble le jugement et aveugle la raison.
Mon fils, accomplissez vos œuvres avec douceur, et vous vous attirerez non seulement l’estime, mais aussi l’amour des hommes. Eccli. m, 19.
Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. S. Matth. xi, 29.
Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre. S. Matth. v, 4.
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